Il était une fois...
Jadis, un noble seigneur qui possédait un domaine non loin du village de Gollion, en terres vaudoises, décida de partir aux Croisades. Avant son départ pour la terre Sainte, le chevalier de Crausaz fit ses dernières recommandations à son fils unique, Humbert de Crausaz, un jeune homme plutôt rêveur qui n’avait que peu de goût pour le jeu et les armes. Il l’adjura de veiller sur ses terres, ses habitants et sa seigneurerie, et de se conduire noblement en toutes circonstances.
Ensuite, il s’en fut combattre les infidèles.
C’était alors l’automne, puis l’hiver s’abattit sur la contrée. Un hiver rude avec abondance de neige et de glace.
Humbert de Crausaz, livré à lui-même, songeait seul en son castel : son enfance n’avait pas été aisée. Aucune présence féminine n’avait tempéré l’austérité paternelle, car il était orphelin de mère. Il n’avait pas d’ami. De plus, l’éloignement des autres seigneureries et l’orgueil de son père lui interdisaient toute affection envers ceux qu’il nommait «les vilains de Goillon».
Le jeune homme se retrouvait donc avec quelques serviteurs et hommes d’armes. Fidèle à sa promesse, il écouta toutes les requêtes, et s’efforçait d’aplanir les difficultés en son domaine, mais ce travail l’ennuyait.
Sans compter que les plaisirs de la chasse ne lui convenaient que lorsqu’il s’agissait de détruire une bête nuisible, et quelques battues aux loups devenus trop nombreux le tiraient parfois de sa mélancolie.
Puis, bien que le froid fût encore vif, le mois de février revient à pas menus, rallongeant le crépuscule et mettant, ça et là, quelques rayons de soleil sur les forêts givrées. Un matin, ayant revêtu une cape fourrée, le jeune seigneur quitta sa demeure et s’en alla dans la campagne. Il y avait de la joie dans l’air. Sur une branche, un merle sifflait une fort belle mélodie ; Humbert chantonna à son tour et s’en alla à l’aventure. Il vit les chatons des noisetiers qui se balançaient, tout gonflés de pollen, et se sentit heureux sans savoir pourquoi…
Le jeune homme gravit un coteau, descendit sur l’autre versant, découvrit dans un taillis la première primevère, et parvint au bord de la rivière. C’est la Venoge qui coule à cet endroit, entre deux rives tapissées de glaçons scintillant comme des diamants. Là s’élève le Moulin de Goillon. Sa roue tourne inlassablement en dépit du froid, fredonnant elle aussi son refrain.
Soudain, le promeneur s’arrêta, charmé par un tableau ravissant. Une jeune fille se dressa au bord de l’eau. Elle a défait sa longue chevelure blonde et cherche à s’apercevoir dans le miroir de la rivière. Dans ce décor blanc semé de paillettes de givre, on dirait une dryade, un être irréel.
Une douceur à nulle autre pareille inonda le jeune seigneur. Il éprouva un sentiment jusqu’alors inconnu : est-ce cela l’amour, ce bonheur que chantent les poètes dont il apprécie les œuvres ?
La jeune fille vit son reflet dans l’eau. Elle lui fit face et rougit.
Que se sont-ils dit ?
Probablement fort peu lors de cette première rencontre, mais il y en eut d’autres, beaucoup d’autres…
Floralyse était la fille du meunier et le moulin, complice de leurs rencontres, abritait leur amour et n’en parlait qu’à la Venoge qui, amoureuse en secret du Bleu Léman, ne pouvait trahir pareilles confidences...
Pourtant, Humbert savait qu’en amour courtois, les Princes épousaient les pastourelles et il ne voyait pas pourquoi il ne ferait pas sienne la fille du meunier de Goillon. Ce dernier soupçonnait bien quelque chose, mais cela flattait le brave homme !
Ainsi vint le printemps, l’été s’implanta, puis l’automne surgit à la lisière des bois. Le jeune seigneur était atteint du doux mal d’amour et Floralyse ne demandait qu’à croire ses tendres propos.
Avant que la neige ne revienne s’appesantir sur la contrée, Humbert avait épousé la fille du meunier. Il avait quitté son castel froid et ses vastes salles vides pour habiter au moulin, bien calfeutré, abrité des autans et ouaté de tendresse.
Oui, mais voici qu’un beau jour, le seigneur des lieux revint des Croisades tout couvert de gloire pour retrouver son fils unique presque devenu meunier !
Alors l’histoire s’achèva sur un air d’opéra : en grand courroux, le père ordonna à son fils de renoncer à son amour et de revenir prestement au château…
Humbert refusa. Il présenta sa femme qui, confuse, se cacha derrière lui. Cependant, toute la grâce de Floralyse ne peut attendrir le noble seigneur qui menaca son fils qui résista bravement : un amour né sous le soleil de février peut défier les bourrasques !
En désespoir de cause, le père déshérita son fils unique…
Soit !
Alors, dit la légende, le noble seigneur de Crausaz se fit recevoir chevalier de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem auquel il légua ses terres, toutes ses terres…
Au fil du temps cette histoire devint une ballade qui, frêle immortelle, se propage de lèvres en lèvres au travers des âges. Elles se sont tues, décolorées, les unes après les autres, tandis que la chanson vivait toujours.
C’est ainsi qu’aujourd’hui encore, subsiste au bord de la Venoge, un lieu qui est devenu une ferme, la ferme du Moulin d’amour.